« Je regardais, par contenance, le marbre de la table. Un vieux marbre roux, onctueux, où les sirops et les liqueurs avaient lentement pénétré, et que veinaient de grandes branches minérales. »
C’était il y a dix ans. Comme chaque dimanche matin, Mère Triss vous emmenait sur la place du marché. Les gens y étaient rassemblés, et pendant plus d’une heure, tes camarades et toi défilaient, sous les regards ternes de la populace.
Comme chaque dimanche matin, tu attendais ton tour avec impatience, te recoiffant nerveusement. Tu sautillais dans tes chaussures trouées, demandant chaque seconde à tes camarades si ta frimousse ne te faisait pas défaut.
Comme chaque dimanche matin, tu marchais lentement, les membres ankylosés, sur la scène improvisée, jugée, scrutée et observé sous tes moindres angles par toute cette ordre d’adultes énergisés.
Et puis, comme chaque dimanche matin, tu retournais dans ton coin, pantelante, le cœur et le ventre disloqué. Quand Mère Triss s’approchait, tu lui jetais un regard rempli d’espoir, bondissant vers elle.
- Quelqu’un m’a pris ? Quelqu’un veut de moi ? disais-tu ? - Rentrons à l’orphelinat, Oswin, souriait-elle doucement, prenant doucement ta main dans la sienne. †
Et puis, il y avait ce matin, où tout avait été chamboulé. Où ton monde s’était écroulé, et que tu avais goûté à quelque chose de nouveau. Le gout du renouveau. De l’espoir. Et une sensation, toute nouvelle, plaisante. La Famille.
Tu étais revenue de la scène, comme chaque fois, et cette fois-ci, à défaut du silence qui annonçait tout, Mère Triss était venue vers toi, accompagnée d’une petite mamie, qui posait sur toi un regard confiant.
- Voici miss Eléonore Noble. Elle … s’est proposé de t’adopter. Je vais vous laisser seules toutes les deux pour discuter un peu. La matrone s’était effacé, et n’était restée plus qu’Eléonore et Oswin. Face à face. Silence.
- Je …. Je m’appelle Oswin. Juste Oswin. La vielle sourit doucement, inclinant légèrement la tête.
- Je suis Eléonore – la vieille s’accroupit –
et si tu le veux bien, je peux être ta … maman ?
A 8 ans à peine, pas encore assez âgée pour tu comprennes, ni trop jeune pour oublier, tu avais ressenti une joie sans nom, une extase et décadent amusement.
†
La première fois que tu avais mis les pieds dans le grand manoir des Noble, tu avais été si surprise que tu étais restée sans voix. Eléonore t’avais demandé si tu ne parlais pas parce que tu étais déçue. Tu t’étais empressée de répondre que tu n’avais pas les mots pour exprimer ton bonheur. Et vous aviez ri, complices, échangeant un regard amusé.
Les premières années de ta vie avec ta nouvelle mère se passaient bien. Veuve, et riche, elle cédait à tes moindres désirs, et tu étais très vite devenue capricieuse. La doyenne avait de nombreux chats, et tu t’étais amusée à tous leur donner un prénom différent.
Minette, Tigrou, Nala, Kitty, Fripouille, Nougat et Babeelone étaient tes compagnons, lorsqu’Eléonore quittait l’immense demeure.
Un jour, alors que la vieille dame rentrait du marché, elle monta jusqu’à ta chambre, te surprenant, couchée sur le sol, un baladeur sur les oreilles, en train d’écrire, de composer, d’assembler des mots et des phrases, d’enchanter tes paroles.
Elle t’avait regardé pendant plusieurs minutes, en souriant, avant de venir te tapoter sur l’épaule, te sortant de ton monde.
- Que fais-tu, sweetie ? Tu avais rougis, cachant tes textes et esquivant son regard.
- J’écris une chanson, avais-tu avoué, honteuse.
Elle pouffa de rire.
- Pourquoi en as-tu honte ? Je suis sûre que ta chanson est géniale. Tu me la chantes ? Tu t’étais mordue les lèvres, et avait mis en haut-parleur le son de ta mélodie. Et, la voix tremblante, le cœur battant à tout rompre, tu avais chanté ces futiles paroles à ta mère, plongeant ton être et ton âme dans ces mots.
†
- Maman, c’est quoi cette phrase sur mon bras ? Eléonore avait baissé les yeux et regardé ton poignet, où une fine phrase en rose foncé déchirait l’asphalte de ta peau.
- C’est la première chose que ton âme-sœur dira quand tu le rencontreras. - Âme-sœur ? C’est quoi ? Elle pouffa de rire.
- C’est ton amoureux. Celui qui restera toute ta vie. Tu fis une moue sceptique, retournant la tête vers elle, et cachant la citation en rabaissant ta manche.
- Mon amoureux est un imbécile alors. - Pourquoi cela ? - Pourquoi voudrait-il regarder ma poitrine, s’il dit que j’ai de jolis yeux ? N’ai-je pas de jolis yeux ? Ta mère éclata de rire, caressant ta tête.
- Tu as les plus beaux yeux du monde, sweetie.
†
Bien des années plus tard, tu avais cessé de penser à ta phrase stupide, et tu t’étais concentrée sur ce que tu aimais faire. Chanter. Au début, tu avais rejoint la chorale de ton école, puis de ton village. Et puis, lentement, sûrement, tu avais gravi les échelons.
Et sur le soutien de ta mère, tu avais rejoint une école de chant, en plein New-York, et tu espérais bien te faire repérer et commencer une carrière. Malgré tout, tu avais quelques réticences : ta mère toussait énormément en ce moment, et tu savais qu’elle te cachait quelque chose.
Elle n’était plus toute jeune, et tu devais profiter d’elle. Au lieu de ça, tu allais dans une stupide école, à passer tes journées le cul collé sur une chaise inconfortable.
Mais c’est ce que ta mère voulait. Alors, pour elle, tu accomplissais ton rêve, ce à quoi tu étais destinée. Et lentement, sûrement, tu traçais ton chemin, forgeant ton avenir et plantant tes racines.
« Roseaux dont les hampes sèches et les aigrettes fanées de l' an passé suspendent une sorte de nuage roux au-dessus des fraîches lances vertes. »